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Publié le 1 juin 2019


Bulletin 59 Rosalie et Marie

juin 2019 Eveline Toillon

Les Bisontins connaissent, rue de la Préfecture, le bel hôtel Pétremand de Valay, aujourd’hui siège de la Banque de France. C’est là que vivait, dans les années 1830, la famille Watteville, et Gaston Coindre, dans Mon vieux Besançon, nous décrit cette belle demeure :
“La façade, de proportions modestes, a des recherches d’élégance, uniques, dans cette rue même si bien bâtie : un palais en miniature -Colombot sacrifie toujours le rez-de-chaussée – deux fenêtres, la grande
porte très simples ; l’étage noble, comme on disait autrefois, paré d’un balcon monumental, de colonnes mi-cannelées sous un large triangle. Les petits frontons des ailes écartelés de beaux écussons, les arcades des galeries, au centre, l’œil-de-bœuf enguirlandé, nous [ravissent] d’aise […]. Sur le jardin, l’architecture, réduite à ses éléments les plus simples, n’a d’autre originalité que l’attique et l’élévation des combles piqués de girouettes géantes.
L’enclos, dans une ville où les maisons se touchent de près, est invraisemblable : à vol d’oiseau immense, contigu à celui de l’Université et à d’autres courtils du voisinage… coupé d’ailleurs dans le jardin de l’abbaye de Saint-Vincent, dont les successeurs des Bénédictins n’ont conservé qu’une parcelle. Parc aux ombrages touffus d’arbres séculaires, espacés de pelouses et de parterres fleuris. Ici, les grands épicéas, là-bas, sur un fond de futaie, glauque le saule pleureur ; des dessous d’ombre, de lumineuses perspectives ; l’haleine des tilleuls et l’âcre senteur des pins.
Rêve champêtre, illusion citadine d’horizons plus lointains…la rue du Perron est proche, où toutes les nuits, à travers la feuillée, s’éclairaient les fenêtres d’Albert Savarus.”
Monsieur et madame de Watteville avaient une fille unique de seize ans, Rosalie, élevée sévèrement. Elle était frêle, mince, blonde, blanche, et on la disait de la dernière insignifiance. Venant de sortir du couvent, assurée de posséder un jour une immense fortune, elle ne manquait pas de prétendants, mais aucune proposition n’avait encore été agréée.

Un soir, au cours d’une réception, Rosalie entendit parler avec admiration d’un certain Albert Savarus, un jeune avocat récemment arrivé à Besançon. Cela piqua sa curiosité, elle réussit à le voir, devint follement
amoureuse de lui et chercha à tout savoir sur Savarus.
Grâce à la complicité d’une femme de chambre, la jeune fille réussit à intercepter à la fois la correspondance écrite par l’avocat et celle qu’il recevait. Elle apprit alors que Savarus était épris d’une duchesse au mari très âgé, que celle-ci résidait en Italie et qu’elle aimait passionnément le jeune avocat.
Or, un jour, on apprit que Savarus avait brusquement quitté Besançon. On s’étonna, on ne pensa bientôt plus à lui, à l’exception de Rosalie, qui apprit par une gazette que la duchesse d’Argaiolo, devenue veuve, venait de se marier, non pas avec Savarus mais avec le duc de Réthoré…
Par la suite, Rosalie avoua à son confesseur horrifié avoir détourné et gardé les missives de Savarus à sa bien-aimée Francesca, ainsi que celles qu’elle lui avait adressées, en particulier la lettre où elle lui annonçait la mort de son mari et lui disait qu’elle était désormais libre. Furieuse de voir que Savarus pourrait désormais épouser la jeune femme, Rosalie, qui avait réussi à imiter les écritures, envoya à celle-ci une lettre signée Albert où Savarus lui annonçait son prochain mariage. Mais son mariage avec qui ?
Avec mademoiselle Rosalie de Watteville !
De dépit, Francesca avait épousé le duc de Réthoré. Quant à Savarus, se croyant trahi, désespéré, il s’était retiré dans un couvent de chartreux…
Mais Rosalie n’a jamais existé, elle est née de l’imagination de Balzac qui, de passage à Besançon, avait beaucoup admiré l’hôtel Pétremand de Valay lors de sa découverte de la ville que lui avait fait visiter l’écrivain bisontin Charles de Bernard. L’histoire de la machiavélique Rosalie lui avait été inspirée par un procès qui fit scandale à Paris en 1835 et auquel il assista…

L’affaire s’était passée à Saumur l’année précédente. Le maréchal Soult, ministre de la guerre, puis président du Conseil avait rétabli dans la cité la prestigieuse École de cavalerie et nommé à sa tête son parent par alliance, le général baron de Morell. Quant à madame de Morell, à trente cinq ans, c’était une vraie beauté. On trouvait même qu’un léger embonpoint ajoutait de la majesté à son maintien. Elle s’habillait à Paris, où elle habitait tout l’hiver, y fréquentant les salons du boulevard Saint Germain, et recevant beaucoup. Or un jour, à Saumur, sa fille Marie, âgée de 16 ans, qui pour la première fois participait à un dîner officiel donné par ses parents, fut subjuguée par son voisin de table, le lieutenant de La Roncière, autour de qui régnait un parfum de scandale. Mais celui-ci ne s’intéressa pas du tout à elle, il n’avait d’yeux que pour la maîtresse de maison et Marie en fut très dépitée.
Or, le lendemain matin madame de Morell trouva sur sa coiffeuse une lettre qui l’intrigua, la flatta puis la révolta :
“ Je tremble du désir de vous faire connaître le nom de celui qui vous adore. C’est le premier sentiment doux qui ait rempli mon cœur. L’hommage doit vous en être agréable… Je serai aujourd’hui tout autour de votre maison. Si je vous vois sortir, permettez-moi de croire que vous acceptez l’hommage de l’amour
respectueux de votre obéissant serviteur. E. de La R.”

Cette lettre fut suivie par bien d’autres. Quant au prétendant attitré de Marie, le lieutenant d’Estouilly, il reçut lui aussi d’étranges lettres qu’il attribua à La Roncière, elles étaient postées de Saumur même :
« Je ne suis ni homme ni femme, ni ange ni démon, et par cela même plus porté au mal qu’au bien. Je sais que vous êtes heureux, et je veux troubler votre bonheur, ainsi que celui de la famille de Morell. J’ai conversé avec mademoiselle de Morell sur le canapé. Je lui ai dit être votre ami intime; mademoiselle de Morell me prêta attention. Je continuai ainsi : Monsieur d’Estouilly n’a pas du tout l’intention de rester à Saumur; il est vivement pressé de partir et de retourner dans sa famille; son père a des intentions
sur lui.” “Un officier”.

Une lettre cinglante signée R. parvint ensuite à Marie, suivie par des messages calomnieux et injurieux :
“Mademoiselle, comme je ne sais si votre mère vous a fait part des lettres qu’elle reçoit, je m’empresse de vous dire que je vous ai voué une haine que le temps ne pourra affaiblir ; si je pouvais vous tuer, vous hacher, je le ferais… La mort serait pour vous d’un grand bienfait, car votre vie sera toujours misérable et tourmentée. R…”
Scandalisé, furieux, le général de Morell somma La Roncière de ne plus se présenter chez lui…
Or voici qu’un matin Marie fut trouvée dans sa chambre bâillonnée, ligotée et légèrement blessée. Délivrée, elle raconta que La Roncière avait brisé un carreau, était entré par la fenêtre et l’avait frappée. Et des lettres reçues par les Morell le confirmèrent ! Un message provocant signé Emile de La Roncière parvint même au lieutenant d’Estouilly :
“Vous êtes un misérable, un lâche ; Un autre que vous, après toutes les lettres que je vous ai écrites, serait venu m’en demander raison. Au lieu de cela, vous avez préféré aller me dénoncer au général… Si vous aviez du cœur, après cette lettre-ci, vous m’appelleriez sur le terrain, mais, misérable
que vous êtes, vous ne l’oserez pas ! Émile de La Ronc…”

Après un tel message, le lieutenant d’Estouilly ne pouvait que demander réparation par un duel.
La Roncière jura ne pas avoir écrit à d’Estouilly, mais le combat eut lieu, le lieutenant fut grièvement blessé… Menacé de conseil de guerre, Émile de La Roncière avoua avoir écrit toutes les lettres, y compris celle où il parlait de son intrusion dans la chambre de Marie et disait l’avoir violée. Il quitta Saumur, mais les Morell reçurent malgré tout de nouvelles lettres. Suspectés de complicité avec l’auteur de ces fameuses missives, le valet de chambre et la femme de chambre des Morell furent congédiés. Quant à
Marie, elle fut atteinte d’une fièvre cérébrale qui mit ses jours en danger.
C’en était trop. Monsieur de Morell porta plainte contre Émile de La Roncière, que l’on arrêta pour tentative d’assassinat. L’instruction commença. Ce fut une “ténébreuse affaire” : les graphologues affirmèrent que les lettres n’avaient pas été écrites par l’inculpé, mais sans aucun doute par Marie, vexée par l’indifférence du jeune homme, et qui avait voulu se rendre intéressante.
Et le procès commence le 21 juin 1835. C’est le scandale dans le beau monde, c’est le grand événement du moment, il y a eu 4000 demandes de billets pour y assister, le tout Paris est là, et Honoré de Balzac en particulier, vraiment très attentif et se disant que cela va l’inspirer… On peut remarquer Victor Hugo, et aussi George Sand… Ce procès va même être suivi avec passion en Angleterre et en Allemagne… Les interrogatoires voient défiler Émile de la Roncière, bien sûr, mais aussi les domestiques des Morell, le
baron de Morell, la gouvernante de Marie et Marie elle-même, très maîtresse de soi, affirmant que La Roncière a fait irruption dans sa chambre, ce que nie La Roncière. Vont aussi être interrogés le frère de
Marie, le lieutenant d’Estouilly, le vitrier qui avait réparé la fenêtre de la chambre de Marie, madame de Morell, des médecins, des experts, et même monsieur de Montgolfier, “marchand de papier” qui affirme que le papier des lettres signées “de La Roncière” est le même que celui de mademoiselle Marie de Morell!

Les avocats des deux parties sont des maîtres du barreau, ils ont de grandes envolées lyriques. Le défenseur de La Roncière insiste sur bien des invraisemblances et des incohérences, mais voici bientôt le verdict : La Roncière, reconnu coupable d’avoir commis une tentative de viol sur Marie de Morell, est condamné à dix ans de réclusion. L’avocat de La Roncière se trouve, dit-on, frappé de stupeur !

Le président s’est rendu compte que rien n’avait été bien clair, que La Roncière a été condamné alors que Marie était sûrement l’auteur des lettres. Mais l’inculpé avait sans doute certaines choses à se reprocher.
Finalement, c’est La Roncière lui-même qui demande à être reçu par le président et lui fait des révélations. Il confirme qu’il n’est pour rien dans l’envoi des lettres, que l’auteur ne peut être que Marie, cet “ange de pureté” selon son avocat, mais il ajoute qu’à la suite d’un pari stupide fait un soir de beuverie, avec la complicité de sa maîtresse, miss Allen, la gouvernante de Marie, il a pénétré dans l’appartement des Morell. Il est alors entré dans la chambre de Marie voulant lui dérober une mèche de cheveux. Marie s’est défendue, elle a été blessée par les ciseaux, La Roncière l’a frappée pour la maîtriser, a réussi à emporter le gage et s’est enfui … Craignant qu’on l’accuse de complicité, Miss Allen a décidé Marie à faire croire que La Roncière était arrivé par la fenêtre, mieux valait laisser conclure à une effraction et il y eut une mise en scène…

Après huit ans d’emprisonnement, La Roncière demanda une révision de son procès, le roi abrégea sa détention de deux années. Le lieutenant fut alors libéré et nommé inspecteur de la Colonisation en Algérie puis, plus tard, commandant supérieur à Tahiti. Marie, elle, épousa le marquis d’Eyrargues, chef de cabinet du maréchal Soult. Ce fut un beau mariage. Louis-Philippe et la reine eux-mêmes y assistèrent. Marie fut une épouse exemplaire et eut quatre enfants…

Eveline Toillon

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